24 décembre
C'est la veillée de Noël. Et il s'est passé quelque chose de merveilleux.
C'était un jour comme les autres. On avait prévu un bon repas pour le lendemain. (Et bien sûr, même s'ils n'en savaient rien, maman, Matt et Jonny allaient recevoir des cadeaux.) Et pas de lessive : on avait tendu des guirlandes de Noël argentées et accroché des décorations sur la corde à linge. Matt l'avait baptisé l'« arbre de Noël horizontal ».
Bref, ce n'était pas un jour tout à fait comme les autres.
Nous étions assis tous ensemble pour la veillée et avions commencé à parler des Noëls d'avant. Au début, on pouvait voir que l'idée ne plaisait guère à maman. Mais elle ne nous a pas interrompus et nous avions tous des histoires à raconter. On riait, on se sentait bien.
Et puis, au loin, on a entendu chanter. De vrais chants de Noël.
Nous avons mis nos manteaux, gants et bottes, et sommes sortis. Sur la route, il y avait un petit groupe de gens qui chantaient.
Nous nous sommes aussitôt joints à eux. Grâce au passage que Matt et Jon avaient dégagé à la pelle, nous n'avons pas eu trop de mal à atteindre la route. (Il y avait des plaques de verglas et j'avais la trouille de voir maman s'avancer au milieu, mais il n'y avait pas moyen de l'arrêter.)
La route elle-même était recouverte d'un mètre de neige. Comme personne ne s'y était aventuré depuis, nous avons dû tracer notre propre chemin.
Ça donnait de l'énergie de se trouver dehors, de chanter, d'être de nouveau avec des gens.
J'ai reconnu les Mortensen, qui habitent à huit cents mètres de chez nous. Les autres, je ne les avais jamais vus. Normal. Même à l'époque où tout allait bien, on ne fréquentait presque jamais nos voisins. Maman disait qu'elle les connaissait quand elle était petite, mais que depuis, tant de gens, en dehors de Mrs Hopkins, avaient déménagé, qu'elle avait fini par ne plus saluer personne. Être un bon voisin de nos jours, c'est s'occuper de ses oignons.
Pendant que nous chantions (faux et fort), une autre famille s'est jointe à nous. À la fin nous étions une vingtaine à célébrer Noël comme autrefois. Ou du moins comme autrefois dans les films. Je ne crois pas que nous ayons jamais chanté des cantiques avant.
Comme il faisait trop froid même pour les plus fervents d'entre nous, nous avons terminé par Douce Nuit. Maman a pleuré, et elle n'était pas la seule.
Nous nous sommes embrassés en nous promettant de nous voir plus souvent, mais je doute que nous le fassions. Nous ne voulons pas que nos voisins sachent combien il nous reste de vivres et de bois. Et c'est pareil pour eux.
C'était quand même une merveilleuse veillée de Noël. Et demain ce sera encore mieux.
25 décembre
De loin le meilleur Noël de ma vie.
Nous nous sommes réveillés d'excellente humeur, et avons parlé toute la matinée du bonheur que nous avions eu à chanter la veille. Les Morgensen ne sont pas franchement nos amis, mais les voir hier soir, savoir qu'ils étaient toujours dans le coin et en bonne santé, était incroyablement rassurant.
— Nous avons fait un sacré boucan, a conclu maman. C'est bon de se rappeler ce que ça fait, d'être joyeux.
Et le repas. Quel festin ! D'abord on a eu du bouillon de bœuf avec des crackers aux huîtres. Pour le plat principal, il y avait des linguines en sauce rouge aux palourdes et des haricots verts. Maman a même sorti la bouteille que Peter avait rapportée il y a si longtemps, si bien qu'il y avait même du vin pour fêter ça.
En dessert, elle a servi la gelée au citron vert qui était dans les sacs de nourriture distribués l'été dernier. Je ne sais pas quand elle l'a préparée, mais elle s'est débrouillée pour que nous ne nous rendions compte de rien, et c'était une surprise incroyable.
Tant de nourriture. Tant de rires. C'était génial.
Puis, avec toutes sortes de « hum », de « aaaaah » et de « bon, ben... », nous nous sommes esquivés l'un après l'autre Je suis montée dans ma chambre prendre les paquets pour tout le monde, et à ma grande surprise j'ai vu maman, Matt et Jon se diriger vers la leur.
Quand on s'est retrouvés dans la véranda, on était tous chargés de cadeaux. Sauf que ceux de maman étaient emballés dans du vrai papier de Noël. Moi j'avais utilisé des magazines, et Matt et Jon du papier brun d'épicier.
Mais nous étions tous étonnés. Tant de paquets.
Il y a eu deux cadeaux pour chacun et un pour Horton.
Horton a ouvert le sien en premier. C'était une souris-herbe à chat toute neuve.
— Je l'ai trouvée dans le magasin pour animaux, a précisé Jon. Je n'en avais pas parlé parce que j'étais censé n'acheter que des boîtes et de la litière. Mais je me suis dit qu'au moins ça ferait un chouette cadeau de Noël pour Horton et je l'ai gardée.
En fait le cadeau était aussi pour nous. Horton est tout de suite tombé amoureux de sa souris : il l'a léchée et a bondi dessus en jouant avec comme un chaton. Je repensais au jour où il s'était enfui. Mais lui aussi avait le sens de la famille : il était rentré et on était tous de nouveau réunis.
Ensuite, maman nous a dit d'ouvrir ce qu'elle avait prévu pour nous.
— Rien de bien original, a-t-elle prévenu. Peter les avait achetés à ma demande dans la boutique de cadeaux de l'hôpital avant qu'elle ne ferme.
— Ça les rend encore plus précieux, ai-je répondu, et je le pensais. Je regrette que Peter ne soit pas là avec nous.
Maman a hoché la tête.
— Eh bien, ouvrez-les ! Simplement, ne vous attendez à rien d'extraordinaire.
Mes doigts tremblaient quand j'ai retiré l'emballage. C'était un superbe cahier tout neuf pour écrire mon journal, avec une couverture rose, un minuscule cadenas et une clé.
— Oh, maman ! Je n'ai jamais rien vu d'aussi beau !
Le cadeau de Jon était un jeu de base-ball portable.
— Ne t'inquiète pas, a dit maman. Les piles sont comprises.
Le sourire de Jon était tellement lumineux qu'il aurait pu éclairer la pièce.
— C'est génial, maman. Ça va bien m'occuper.
Le cadeau de Matt était un kit pour se raser.
— J'avais deviné que tu aurais besoin de nouvelles lames.
— Merci, maman, a dit Matt et il a ri. Je me sentais un peu hirsute ces temps-ci.
J'ai insisté pour que maman ouvre mon cadeau ensuite. Elle l'a déballé, et quand elle a vu la boîte de vrais chocolats, sa mâchoire s'est affaissée.
— Ils sont sans doute un peu passés, ai-je tempéré.
— On s'en fiche ! s'est exclamée maman. Ce sont des chocolats. Oh, Miranda ! Bien sûr que nous allons partager. Je ne peux pas manger toute la boîte à moi toute seule. (Elle s'est interrompue et a posé sa main sur sa bouche.) Oh, ce n'est pas ce que je voulais dire !
J'ai éclaté de rire. Jon m'a demandé où était la blague, ce qui n'a fait que déchaîner mon hilarité (et celle de maman).
J'ai donc recommandé à Jon d'ouvrir mon cadeau. Il a arraché le papier et a envoyé valser le couvercle de la boîte à chaussures.
— J'y crois pas ! s'est-il écrié. Matt, regarde ces cartes. Il y en a des centaines ! Et elles sont anciennes ! Des années 1950 ou 1960. Regarde ! Mickey Mande. Et Yogi. Et Willie Mays[9]. J'ai jamais vu une collection pareille !
— Je suis contente que tu les aimes, ai-je dit, soulagée qu'il ne m'ait pas demandé d'où ça venait. Matt, c'est à toi.
Matt a ouvert son paquet.
— C'est quoi ? s'est-il d'abord étonné. Je veux dire, c'est vraiment joli, Miranda, mais je ne suis pas sûr de comprendre...
— Oh, c'est vrai, toutes les images sont coloriées. Mais les crayons sont en très bon état et j'ai pensé que tu pourrais dessiner au verso des feuilles. Tu dessinais vraiment bien avant et je pensais que peut-être tu voudrais t'y remettre.
Son visage s'est éclairé.
— C'est une super idée ! Toi, tu tiens ton journal, et moi, je dessinerai des portraits de nous tous. Merci, Miranda. Je vais adorer ces crayons.
Si j'avais su qu'il allait nous dessiner, j'aurais cherché des crayons gris. Mais il semblait très content et ça m'a rendue heureuse.
— Ouvre ton cadeau maintenant, m'a pressée Jonny.
J'ai défait le papier avec enthousiasme.
C'était une montre.
— Comment saviez-vous que j'en voulais une ?
— Tu n'arrêtes pas de demander l'heure, a expliqué Matt. Ce n'était pas difficile de deviner.
J'ai failli le questionner sur l'origine de la montre, et puis je l'ai vraiment regardée et j'ai compris que c'était celle de Mrs Nesbitt. C'était une montre ancienne, qu'il faut remonter tous les jours. C'est son mari qui la lui avait offerte, et je savais combien elle la chérissait.
— Merci ! C'est un cadeau magnifique. Je l'adore ! Et maintenant je ne vous harcèlerai plus.
— Je suppose que c'est le dernier, a dit maman en désignant un paquet. Mais honnêtement, toute cette journée était déjà un cadeau. Je n'ai besoin de rien d'autre.
— Ouvre-le quand même, a lancé Matt, et nous avons tous ri.
— Très bien, a dit maman.
Elle a retiré le sachet d'épicier et pendant quelques secondes elle est restée sans voix.
— Oh, Matt. Jonny. Où avez-vous pu trouver une chose pareille ?
— Qu'est-ce que c'est ? ai-je demandé.
Maman m'a montré ce qu'elle tenait. C'était une vieille photo en noir et blanc d'un jeune couple portant un bébé. Elle était même encadrée.
— Ce sont tes parents ? ai-je demandé.
Maman a hoché la tête, et on voyait bien qu'elle faisait tout son possible pour ne pas pleurer.
— Et c'est maman sur la photo, a précisé Jon. Le bébé, c'est elle.
— Oh, maman, fais-moi voir. C'est magnifique.
— Où l'avez-vous trouvée ? a répété maman.
— Dans une boîte, chez Mrs Nesbitt, a répondu Matt. J'avais repéré qu'il s'agissait de vieilles photos et je les ai apportées ici. Mrs Nesbitt les avait toutes annotées au verso. C'est Jon qui a eu l'idée d'y retourner et de chercher un cadre pour celle-ci. Je ne me souvenais pas l'avoir vue avant, donc j'en ai déduit que toi non plus.
— Moi non plus, a confirmé maman en me la reprenant. C'est l'été et nous sommes sur la terrasse. Comme c'est drôle. On est exactement au même endroit que nous ce soir. Je dois avoir six mois. J'imagine que nous allions rendre visite à mes grands-parents. C'est sans doute Mr Nesbitt qui a pris la photo. Je crois que j'aperçois son ombre.
— Elle te plaît ? a demandé Jon. On ne peut pas dire qu'on s'est ruinés pour l'avoir.
— Je l'adore, a confirmé maman. J'ai si peu de souvenirs de mes parents, et si peu de choses qui me les rappellent. Cette photo, eh bien, elle me ramène à une autre époque. Je l'aimerai toujours. Merci.
— Je crois que je vais m'y mettre tout de suite, a décrété Matt. Je vais faire des essais avant d'utiliser mes crayons.
Il a attrapé un peu de papier kraft, a pris le crayon noir et a commencé à dessiner.
Puis maman a fait quelque chose qui m'a rendue encore plus heureuse. Elle a ouvert sa boîte de chocolats et a lu la composition très attentivement. Ensuite elle a renversé le couvercle, a déposé douze chocolats dessus et nous les a fait passer.
— Vous pouvez vous partager ceux-là. Le reste est pour moi.
J'ai adoré de pouvoir manger des chocolats mais aussi que maman respecte le fait que je les lui avais offerts à elle et pas à nous tous.
Le Noël qui a suivi leur séparation, les parents nous avaient bombardé de cadeaux : une véritable avalanche pour Matt, Jonny et moi, non seulement à la maison mais aussi dans l'appartement de papa. J'avais trouvé ça génial. J'étais tout à fait d'accord pour qu'on achète mon amour avec des cadeaux.
Cette année, tout ce que j'ai eu, c'est un journal et une montre d'occasion.
D'accord. Je sais que c'est niais, mais Noël, pour moi, ça veut dire tout ça.
27 décembre
Pas de vacances de Noël pour nous. Je reviens à l'histoire, Jon à l'algèbre, Matt à la philo et maman au français. Nous échangeons sur ce que nous apprenons, du coup je revois mon algèbre et j'entretiens mes très maigres connaissances en français. Nous nous lançons aussi dans des débats passionnés grâce à la philosophie et l'histoire.
Maman a décidé que même si le Texas hold'em est un jeu intéressant, ça ne suffit pas. Elle a déterré notre Scrabble et notre jeu d'échecs, et maintenant on est fans. On y joue ensemble (jusqu'à présent, c'est maman qui accumule les victoires), et chaque fois que deux d'entre nous se sentent d'humeur, ils s'affrontent aux échecs.
Maman s'est mis dans la tête que bien qu'aucun de nous ne sache chanter, on devrait faire un peu comme dans La Mélodie du bonheur [10]et chanter ensemble. Si Julie Andrews nous entendait, elle irait se jeter dans le volcan le plus proche. Mais on n'en a rien à faire. On braille des airs de variétés, des chansons des Beatles et des chants de Noël, à pleins poumons, et on appelle ça de l'harmonie.
Du coup, maman menace de nous tailler dans les draps de charmantes petites tenues.
Gagner toutes ces parties de Scrabble lui monte vraiment à la tête.
31 décembre
Demain je vais étrenner mon nouveau journal. Il contient un calendrier pour trois ans, si bien que je saurai toujours quel jour on est. Bizarrement, ça m'apporte une certaine satisfaction.
Matt dessine dès qu'il en a l'occasion. Il va même dehors pour croquer notre désert hivernal. Cet après-midi, tandis qu'il était à l'œuvre, j'ai décidé qu'il était temps de décorer la véranda. Jon et moi avons planté des clous dans le contre-plaqué des fenêtres et accroché les toiles que Mrs Nesbitt leur a offertes.
Puis j'ai demandé à maman où était le dessin de moi en train de patiner. Il lui a fallu un moment pour s'en souvenir, et un plus long encore pour imaginer où il pouvait bien être (au fond de son placard). J'ai mis mon manteau et mes gants, je suis montée à l'étage et je l'ai trouvé. J'ai aussi pris une photo de nous petits, un cliché réalisé par un photographe que maman avait accroché au-dessus de son lit.
La véranda a toujours été ma pièce préférée dans la maison, plus encore que ma chambre. Mais ces derniers temps, avec le contreplaqué, quatre matelas par terre, des vêtements mouillés qui pendouillent d'une corde à linge, l'odeur des boîtes de conserve réchauffées, la plupart des meubles poussés dans la cuisine et les autres entassés dans la pièce — bref, malgré mes efforts, je ne vais pas gagner un premier prix de décoration.
Quand Matt est rentré et a vu que nous avions accroché tous les cadres, il a éclaté de rire. Puis, apercevant le dessin qu'il avait fait de moi, il l'a examiné attentivement.
— C'est vraiment mauvais, a-t-il conclu.
— Mais non !
Maman et moi avions crié en même temps avant d'exploser de dire.
Nous avons convaincu Matt, si bien que le dessin est resté là. Maintenant que je l'ai sous les yeux, je ne vois plus une version améliorée de moi-même, mais une patineuse dans un moment d'une pure beauté.
J'idéalise le passé.
Je me suis demandé, et je crois que nous l'avons tous fait, si ce serait notre dernier jour de l'An. Les gens réalisent-ils combien la vie est précieuse ? Je sais que je n'y pensais jamais, avant. Il y avait toujours le temps. Il y avait toujours un avenir.
Peut-être parce que je ne sais plus s'il y a un avenir, j'éprouve de la reconnaissance pour les bonnes choses qui me sont arrivées cette année. Je n'aurais jamais cru que je pourrais aimer aussi profondément. Je ne me serais jamais crue capable de sacrifices pour d'autres personnes. Je n'aurais jamais cru que le jus d'ananas puisse avoir un goût si merveilleux, ou que la chaleur du poêle, les ronronnements d'Horton, la sensation de porter des vêtements propres sur une peau bien nette puissent m'enchanter autant.
Une veille du Nouvel An sans bonnes résolutions n'est pas une vraie veille de Nouvel An. Je décide que jusqu'à la fin de ma vie, je prendrai chaque jour un moment pour apprécier ce que j'ai.
Bonne année, le monde !
1erjanvier
Matt nous a informés qu'il avait pris une bonne résolution pour la nouvelle année.
— Vous savez quoi ? a dit maman. C'est la première fois de ma vie que je n'en ai pas pris. Chaque fois, je me promets de perdre du poids et de passer plus de temps avec mes enfants, et cette année, j'ai atteint mes objectifs !
— C'est bien, maman, a convenu Matt. Moi j'ai décidé d'apprendre le ski de fond. Jon et Miranda devraient s'y mettre aussi. Nous pouvons utiliser les skis chacun à notre tour. Ça nous donnera l'occasion de prendre l'air et de faire un peu d'exercice. Qu'en pensez-vous ?
Rester dehors par - 20°C avec un vent déchaîné, tout ça pour se crasher dans une congère, quelle joyeuse perspective ! Mais Matt m'a lancé un regard lourd de sens et j'ai réalisé que ce qu'il proposait n'était pas pour le simple plaisir de s'amuser. C'était un moyen de nous sortir de là en cas de nécessité.
— Super idée, ai-je dit. Et à ce propos, j'en ai une, moi aussi.
— Oui ? a prononcé Matt d'une voix traînante, presque suintante de scepticisme.
— Je pense que je devrais faire la lessive pour maman et moi, et toi et Jon devriez faire la vôtre.
— Ah non ! a glapi Jonny. (Il doit avoir deviné le genre de corvée que ça représente.) Maman ?
— Ça me paraît logique, a-t-elle répondu.
— Alors Miranda devrait faire la vaisselle, a protesté Jon.
— D'accord. Si c'est chacun son tour. Je ne vais pas la faire tout le temps.
— Ce n'est que justice, a conclu Matt. Nous ferons la vaisselle à tour de rôle, et Jon et moi ferons notre propre lessive. Au moins jusqu'à ce que nous recommencions à couper du bois. Maintenant, allons skier.
J'ai enfilé une quatrième paire de chaussettes pour que mes pieds ne flottent pas dans les chaussures de papa et nous sommes sortis. Nous skions à peu près aussi bien que nous chantons, et j'ai passé l'essentiel de mon temps coincée contre les congères de la route. Mais l'entraînement a sorti Jon de son humeur chagrine, et au bout d'un moment nous y arrivions tous plus ou moins.
— On fera mieux demain, a dit Matt. Ce n'est pas mauvais pour nous, et ça permet à maman de souffler un peu.
— Tu crois que je pourrai skier jusqu'à l'étang ? ai-je demandé. J'aimerais tellement patiner.
— Pourquoi pas ?
C'est une sensation fabuleuse d'élargir son univers à nouveau. L'idée de ne plus être cloîtrée dans la véranda me réjouit presque autant que si j'avais vu le soleil.
Nouvelle année. Nouveaux espoirs.
Normalement, c'est ce qu'on dit.
3 janvier
Nous faisons de réels progrès à skis. Avec une seule paire pour trois, il n'est pas question de parcourir de longues distances. La plupart du temps nous ne faisons qu'un aller-retour, mais chaque fois nous augmentons notre trajet, ne serait-ce que d'un mètre ou deux.
J'ai tellement hâte d'avoir assez progressé pour retourner à l'étang. Je sais que Matt nous entraîne pour le cas où on aurait besoin d'aller chercher de l'aide, mais mon but à moi est de skier pour aller patiner.
Même Jon s'est pris au jeu. Matt lui a fait remarquer que le ski de fond était un bon exercice d'aérobic, utile pour les sprints courts au base-ball.
D'une étrange manière, ça marche aussi pour Matt. Il était coureur de 1 500 mètres à la fac, et le ski de fond l'aide à rester en forme. Je ne suis pas sûre que la qualité de l'air nous soit très salutaire, mais au moins nous faisons travailler notre cœur.
On skie après le brunch. Ce serait trop dur le matin avec le ventre vide. Une petite voix en moi se demande si c'est une bonne idée de brûler tant de calories. Mais si je meurs de faim, au moins ce sera avec une bonne tonicité musculaire.
5 janvier
Il s'est passé une chose vraiment bizarre cet après-midi.
Notre entraînement terminé, nous étions assis dans la véranda, penchés sur nos manuels, quand nous avons entendu quelqu'un frapper à la porte de devant. En voyant la fumée qui s'échappe en permanence de notre cheminée, on peut aisément en déduire que la maison est habitée. Mais personne ne vient jamais.
— C'est peut-être Peter, s'est réjouie maman.
Matt l'a aidée à se relever de son matelas. Nous sommes allés tous ensemble jusqu'à la porte de devant pour voir qui c'était.
Jon l'a reconnu, le premier.
— C'est Mr Mortensen !
— J'ai besoin d'aide, a commencé celui-ci. (Il avait un air tellement désespéré, c'était effrayant.) Ma femme... Elle est malade. Je ne sais pas ce que c'est. Vous n'avez rien ? des médicaments ? Je vous en prie. N'importe quoi.
— Non, nous n'avons rien, a répondu maman.
Mr Mortensen l'a saisie par le bras.
— Je vous en supplie. Je ne demande ni nourriture ni bois. Juste des médicaments. Vous devez bien avoir quelque chose. S'il vous plaît. Elle est brûlante de fièvre. Je ne sais pas quoi faire.
— Jonny, va chercher de l'aspirine, a ordonné maman. C'est tout ce qu'on a. Je suis désolée. On va vous en donner. Cela devrait faire baisser la fièvre.
— Merci.
— Depuis combien de temps est-elle malade ?
— Depuis ce matin seulement. Hier soir tout allait bien. Maintenant elle délire. Je n'aime pas la laisser seule, mais comment faire autrement ?
Jon est revenu et a tendu l'aspirine à Mr Mortensen. J'ai cru qu'il allait se mettre à pleurer, et je me suis sentie soulagée quand il est parti. Nous sommes retournés à la véranda.
— Maman, a dit Jon, ça va s'arranger pour Mrs Mortensen ?
— Je l'espère. Souvenez-vous, Peter a parlé de maladies. Mais ce n'est peut-être qu'un refroidissement. Personne n'est très résistant en ce moment. Ce pourrait être un de ces trucs qui durent vingt-quatre heures.
— A moins qu'il ait seulement voulu soigner son mal de tête, a ironisé Matt. Si ça se trouve, Mrs Mortensen est en train de faire un bonhomme de neige dans son jardin.
Maman a souri.
— C'est sans doute prendre ses désirs pour des réalités. Mais je suis sûre qu'elle va s'en remettre. Bien, j'ai l'impression que nous sommes en retard dans nos études. Miranda, raconte-moi ce que tu as appris en histoire.
Ce que j'ai fait. Et plus la journée passait, moins je pensais à Mrs Mortensen.
Mais maintenant elle m'obsède.
6 janvier
Je sais que c'est stupide, mais quand je me suis réveillée ce matin, j'étais soulagée que nous soyons encore vivants et en bonne santé.
Lorsque Matt a suggéré de nous entraîner comme à l'habitude, j'ai bondi de joie. J'ai skié plus loin que jamais. J'avais atteint quasiment la maison des Mortensen, mais dès que je me suis rendu compte où j'étais, j'ai fait demi-tour et dépassé tous mes records de vitesse pour retrouver Matt et Jonny.
En rentrant à la maison, j'étais contente de voir que maman allait bien. Matt, Jonny et moi n'avons pas évoqué le sujet, mais nous avons tous forcé sur nos skis, bien plus que les jours précédents.
Et maman ne nous a pas reproché d'être restés trop longtemps dehors.
7 janvier
Il a neigé la nuit dernière. Nos lucarnes sont de nouveau bouchées et la véranda a sombré dans une totale obscurité.
Matt dit qu'il ne neigeait pas quand lui et Jon sont sortis hier soir pour leur « promenade urinaire ». Ça a dû commencer juste après, parce que ce matin, il y avait dix à douze centimètres de neige fraîche (et grise) sur le sol.
Il neigeait encore après le déjeuner et maman nous a conseillé de rester dans la maison. Au lieu de skier, nous avons fait nos allées et venues entre la véranda et la porte de devant pour voir si le temps ne changeait pas.
La neige s'est arrêtée dans la soirée, rien à voir avec le blizzard du mois dernier. Matt estime qu'il est tombé vingt à vingt-cinq centimètres, pas assez cependant pour s'embêter à dégager le toit.
— La chaleur du poêle va faire fondre la neige sur les lucarnes, a-t-il précisé. Nous devrions avoir de la neige en janvier. De la neige fraîche, donc plus d'eau, ce qui sera bien utile par la suite.
Tout ça est bien joli, mais plus la neige s'accumule, plus il devient difficile de sortir d'ici. Et je ne suis pas très douée pour le ski de fond, surtout avec les chaussures de papa qui sont beaucoup trop grandes pour moi.
Vu que je ne peux rien y faire, il est inutile de se plaindre. Mais la lumière des lucarnes me manque déjà.
8 janvier
Skier avec vingt centimètres de neige supplémentaire est beaucoup plus pénible. Nous tombons sans arrêt. Bien sûr, Jonny et Matt étaient encore plus crevés d'avoir dû dégager l'accès à la route.
J'ai fait leur lessive.
9 janvier
On est tous à cran. Ce doit être le temps. Il y a encore eu des rafales aujourd'hui, et peut-être deux ou trois centimètres de neige en plus.
Je sais qu'il n'a plus neigé depuis presque un mois et que Matt a raison : il neige toujours en janvier. Mais s'il tombe vingt centimètres tous les quinze jours en janvier et en février et que ça mette des mois à fondre, avec combien de mètres de neige allons-nous finir ?
On a encore des tonnes de bois, mais que va-t-il se passer si on ne peut plus aller dehors pour en couper ?
Et si nos réserves s'épuisaient ?
Je sais que je me fais du mal. Jusque-là, on s'en est toujours sortis. Il n'y a aucune raison de penser qu'on ne survivra pas à un peu plus de neige. Mais j'ai cette angoisse atroce dans le creux de l'estomac.
C'est stupide. Je sais que c'est stupide. Mais j'aimerais que Peter vienne frapper à notre porte, ou papa avec Lisa et le bébé Rachel. J'aimerais que Dan soit ici. J'aimerais recevoir une carte postale de Sammi qui se moque de moi parce que je suis coincée dans un trou en Pennsylvanie.
J'aimerais qu'il n'y ait plus de neige sur les lucarnes. J'aimerais être encore à Noël.